Docteur Frankenstein

Rien ne sert de lutter. Pour certains, la ­tentation d’étudier les entrailles d’un objet pour ­comprendre son fonctionnement est trop forte, au risque de le ruiner. Mais d’où vient donc cette attirance?

Souvenirs d’enfance

En ce qui me concerne, ça remonte à ­l’enfance. À l’époque, je prenais un malin plaisir à ­démantibuler mes jouets pour découvrir comment ils étaient conçus. Je me souviens avoir été frappé par ­l’inventivité avec laquelle les membres de ma figurine de Batman étaient reliés à son torse par un élastique à cinq branches. Je n’ai toutefois pas réussi à la réassembler, mais qu’à cela ne tienne. J’ai ­simplement greffé sa tête sur le corps d’une autre figurine (Big Jim) pour en faire un héros plus ­musclé. C’est devenu mon jouet préféré. J’avais réussi, à partir des pièces qui m’entouraient, à créer le ­personnage ­correspondant à mes besoins. La créature ­parfaite? Absolument pas, mais ses défauts (le filet de colle séché le long de son corps car j’en avais trop ­appliqué) le rendait encore plus dur à cuire à mes yeux d’enfant. J’étais le docteur Frankenstein et mes jouets étaient mes cobayes.

Faire du neuf avec du vieux

C’est fascinant comme le processus d’invention ou de créativité se résume souvent à détourner le travail des autres. Combien de concepteurs ont passé leurs weekends dans le sous-sol à démonter puis reconstituer des objets pour aboutir à quelque chose d’unique? Combien d’artistes se sont inspirés de la technique d’un autre pour engendrer une œuvre entièrement différente? Comme quoi l’innovation ne se résume pas à créer à partir de rien. C’est aussi modifier ce qui existe et s’en nourrir.

Combien d’artistes se sont inspirés de la technique d’un autre pour engendrer une œuvre entièrement différente? Comme quoi l’innovation ne se résume pas à créer à partir de rien. C’est aussi modifier ce qui existe et s’en nourrir.

Ça fait belle lurette que je suis trop vieux pour m’amuser avec des figurines de super-héros. N’empêche que j’aime toujours autant me salir les mains. Ce sont ­dorénavant les objectifs qui ont remplacé mes jouets sur la table d’opération. Je les démonte, les remonte et les ­modifie pour les greffer à mes boîtiers.

Les résultats sont souvent désastreux, parfois magiques, mais toujours gratifiants. Imaginez! Je pirate de vielles ­optiques orphelines et leur fait ­accomplir des ­acrobaties pour lesquelles elles n’étaient pas destinées. Certes, les essais et erreurs sont nombreux avant que ça fonctionne, mais le ­plaisir est aussi dans l’expérimentation, non? ­Résoudre un ­problème est souvent plus amusant qu’un problème résolu.

Certes, les essais et erreurs sont nombreux avant que ça fonctionne, mais le ­plaisir est aussi dans ­l’expérimentation, non? ­Résoudre un ­problème est souvent plus amusant qu’un problème résolu.

Expérimenter pour avancer

Créer mes propres objectifs a fait de moi un meilleur photographe à plusieurs niveaux. J’ai développé mon instinct, apprivoisé chaque paramètre de mes ­appareils et me suis mis à apprécier mes images pour ce qu’elles évoquaient et non pour leur piqué. J’ai appris que ce n’était pas une mise au point impeccable ou une exposition parfaite qui rendent mes photos ­personnelles. Travailler avec des objectifs réduits à leur plus simple expression m’a non seulement enseigné à utiliser les lignes, les formes, l’équilibre et la tension dans mes compositions, mais aussi à être attentif au spectacle qui se déroule devant mes yeux.

Cet article n’est pas une marche à suivre pour fabriquer des objectifs comme les miens, bien que ça pourrait aussi l’être. C’est plutôt une invitation à expérimenter avec ce qu’il y a autour de vous; à observer vos objets qui accumulent la poussière avec cette arrière-pensée en tête : et si je pouvais les ­utiliser pour quelque chose d’autre…

J’ai chez moi une énorme collection d’appareils photo et presque autant de vélos. De ce fait, je ne manque pas de vieilles ­optiques, ni de chambres à air. D’où m’est venu l’idée de combiner les deux? Je ne sais plus trop. J’ai probablement testé chaque objet qui avait une forme cylindrique, un diamètre se ­rapprochant raisonnablement d’une monture de ­boîtier et la capacité de s’imbriquer dans un autre cylindre pour y coulisser : tuyaux de plomberie, boites de Pringles, rouleaux de papier hygiénique, etc. Peu importe ce que je ­choisissais, les résultats aboutissaient dans l’une de ces trois catégories : trop difficile, trop fragile ou carrément inutilisable. Puis m’est venue l’idée de la chambre à air de bicyclette : ­cylindrique, malléable, résistante, opaque, eurêka! Il ne me restait qu’à la ­raccorder à l’optique et à la monture. Magie, j’avais enfin fabriqué un objectif fonctionnel! Au fil du temps, j’ai amélioré mes ­prototypes en variant des paramètres : focale de l’objectif, longueur du morceau de ­chambre à air, etc.

En leur donnant un peu d’amour, le potentiel de ces petites bêtes est étonnant. La mise au point se fait manuellement en compressant ou en étirant la chambre à air. Puisque celle-ci est souple, on obtient un effet plus ou moins particulier selon l’angle qu’on donne au verre par rapport au boîtier. Il est ­cependant difficile de maintenir une stabilité ­absolue très longtemps. Il est donc très rare que j’incorpore un diaphragme. Je me contente d’empiler un verre sur l’autre pour avoir la plus grande ouverture possible. Bonjour la lumière! Je peux ainsi photographier à des vitesses rapides et empêcher les flous de bouger. Trop de lumière? J’ajoute un filtre ND pour en bloquer un peu. 

Attention, n’allez pas croire que ces créatures ­rivalisent avec cette superbe et rutilante 23 mm f/1,4 qui me fait baver d’envie. Néanmoins, chacun de ces outils est unique et me permet d’avoir le contrôle sur une variable supplémentaire dans mon processus de création. Mes images n’en deviennent ainsi que plus personnelles. Mouahahahah!

Un des objectifs de ma fabrication.

Ma méthode

Voici ce qui se passe lorsqu’un vieil objectif se retrouve prisonnier sur la table d’opération de mon laboratoire de « savant fou ».

  • Démantibuler l’objectif. Ils sont tous différents, mais ma devise est la suivante : ce qui s’assemble se désassemble et en principe on peut y ­arriver sans briser les morceaux. Certaines vis sont ­microscopiques, quelques pièces peuvent être ­retenues par une petite encoche, etc. La première fois, on aiguise sa patience.
  • Couper, laver et sécher un morceau de chambre à air. Il remplace le système de mise au point. Plus il sera long, plus il décuplera les capacités macro de l’objectif. Cependant, il empêchera de compresser le verre près du capteur pour faire une mise au point à l’infini. Ici encore, il suffit d’expérimenter.
  • Fixer une extrémité de la chambre à air à l’optique, l’autre à la monture. On peut y arriver de plusieurs façons, mais les attaches autobloquantes, les colliers de serrage de plomberie et le bon vieux ruban adhésif sont des classiques, quoique pas très élégants.
  • Note. Garder en tête que la plupart des objectifs rétros sur le marché proviennent de l’ère du reflex. Si on désire utiliser sa création sur un système compact il faudra y ajouter un adaptateur de type Novoflex pour ajuster l’échelle de distance entre le capteur et l’objectif. Petite mise en garde si on utilise un reflex : il faut être prudent en compressant l’objectif pour ne pas frapper le miroir. Je parle par expérience.

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